texte Magne van den Berg
traduction Esther Gouarné
mise en scène Sarah Calcine
jeu Barbara Baker, Jeanne De Mont
assistanat mise en scène Chloë Lombard
scénographie & lumière Victor Roy
son Fernando De Miguel
costumes Augustin Rolland
maquillage & coiffure Katrine Zingg
production POCHE /GVE
Février 2022
Ensemble dans un camping où les caravanes ont pris racine, Dom et Gaby grattent leur passé et attendent un avenir…
Un matin d’automne, l’odeur fraiche de la mousse du sous-bois se mêle à la fumée froide qui imprègne les vêtements humides des habitantes du terrain. La mousse s’est installée partout, même sur le sucre. Dom, devant la caravane au plastique jauni, sur sa chaise en plastique jauni, boit son café jauni en attendant que Gaby émerge. Presque silence. Gaby n’est pas bavarde, mais Dom lui parle quand même. Elles attendent de la visite. Elles se changent et se rechangent, hésitent entre jupe et pantalon, débattent entre pantalon et jupe. Une coquetterie dissonante au regard de l’état des lainages tâchés, des feutres déchirés et mal assortis qu’elles possèdent dans leur petite garde-robe. Elles attendent: elles ont le temps de douter et de négocier. Au hasard des essayages, Dom met la main sur le vieux manteau. Elle veut que Gaby l’enfile à nouveau. Une dernière fois. Pour chasser le souvenir. Gaby n’en a pas très envie, Dom insiste. Dom bouscule, veille, évite que, discrètement, en silence, la mousse n’envahisse Gaby à son tour.
Il faut de la dextérité et de la sensibilité pour ciseler des dialogues où aucun mot n’est de trop, où la cruauté se cache dans les vides et la tendresse recouvre tout. Magne Van Den Berg nous fait attendre avec délectation personne et rien, alors que Sarah Calcine fait résonner les cordes à linge et les claquettes aux pieds de toutes les nuances d’une amitié de femmes.
Note d'intention
Quand j’ai découvert la pièce de Magne van den Berg, j’ai été frappée par la langue de ces deux femmes drôles et ordinaires. Dom et Gaby, deux ogresses échappées d'un sketch des Deschiens, s’apprêtent en attendant des Godots dans un camping de fin d’été. L’ambiance est parfois légèrement nostalgique à la manière des films de Guillaume Brac, elles papotent et échangent futilités et fringues, dans un rythme haletant et tranchant, mine de rien.
Je les imagine comme des actrices dans leurs loges qui n’auraient pas encore commencé à jouer. On leur aurait laissé les clés du théâtre et elles auraient enfin la paix pour délirer et imaginer des surprises et des bêtises, des chansons (un karaoké peut-être ?), de nouvelles histoires avec des costumes toujours plus incongrus avant l’arrivée du public. Comme Telma et Louise, ces actrices jouées par Barbara et Jeanne, se prendraient malgré elles au jeu du jeu, jusqu’à la fiction, et jusqu’au drame.
J’ai envie de donner de la voix à leurs gossips, leurs discussions de chiffons, montrer l’intimité complexe d’une amitié entre femmes. A la suite des Zizanies de Clara Schulmann, j’aimerais qu’on entende les voix des femmes silenciées, celles qu’on n’écoute jamais parce qu’elles ne parlent ni de politique ni de philo ni de sport, elles n’ont rien d’intéressant à dire, et pourtant elles parlent sans arrêt. Etonnamment, les arbres qui ne bruissent pas, c’est peut-être leurs voix à elles, à nous.
Mais Privés de feuilles, les arbres ne bruissent pas raconte surtout un drame, une histoire terriblement banale de violences faites aux femmes. De violences conjugales. Et de la menace du féminicide. Dans nos quartiers, nos familles, nos entreprises, nos plateaux télé, nos spectacles, nos films, nos soirées entre ami.es, nos fêtes et vacances en camping.
Premier malaise : cette pièce est plus complexe qu’elle n’y paraît, car c’est aussi une histoire de violences ENTRE femmes. J’aimerais ne pas avoir à les montrer au théâtre, raconter des amitiés féministes et pourtant c’est avec Dom et Gaby que je dois dialoguer, et que Barbara et Jeanne vont incarner. Alors je pense à ce plan séquence magistral à la fin du film de Thierry de Peretti Une vie violente où des mères corses sont attablées et déplorent et rient en même temps des meurtres de leurs maris et frères, pendant que l’une d’elle, muette, craint pour la vie de son fils dans la Corse sanglante des années 90. C’est bien cette forme d’indifférence et cette domination qui peut s’insinuer et terrifier, détruire à petit feu au détour des conversations que Dom exerce sur Gaby. Alors que faire, si la brutalité peut venir de notre propre camp ?
Quand la chanteuse populaire Lio prend la défense de la défunte Marie Trintignant et de toutes les femmes battues sur le plateau TV d’Ardisson, c’est un acte de bravoure féministe et de sororité bouleversant. Elle fait face à une autre femme, Muriel Cerf, écrivaine, qui elle défend son propre conjoint avec qui elle vit violences et emprise, et revendique cette passion. Et voici que deux femmes se battent publiquement sous les yeux des hommes de pouvoir, ils arbitrent, silencieux. L’une défend ses soeurs, l’autre défend son amoureux et pour Bertrand Cantat une rédemption et la séparation de l’homme et l’artiste.
Deuxième malaise.
Tiens tiens, « Séparer l’homme de l’artiste. »
J’ai ce gimmick dans la tête.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Parce que c’est sacrément abstrait comme notion quand on y pense, puisqu’on ne peut pas couper les gens en deux. C’est aussi banal que ça.
Troisième malaise.
Alors imaginons plus concrètement que cet homme n’est pas un artiste, voilà plus facile déjà, mais un collègue, un amoureux, un ami ?
Séparer l’homme de l’amoureux, est-ce que ça marche ?
Je sais bien que non.
Essayons autre chose alors : séparer l’homme de l’ami ?
Plus délicat.
Et si l’artiste est un ami, cher ?
Hop la boucle est bouclée ! Un être qui m’accompagne dans la solitude et l’intimité de mes rêveries, c’est bien un ami ça, non ?
Mais si les paroles de cet ami m’étaient rentrées dans la tête et dans le coeur depuis gamine et qu’elles racontaient par exemple au détour d’une mélodie rock un peu entraînée qu’on peut par exemple impunément et aux yeux de tout le monde harceler une jeune fille ou la frapper à mort ?
J’ai ces chansons populaires dans la tête, que j’écoute les soirs de nostalgies, et elles me ramènent à toutes les époques de ma vie, celles que j’ai vécu et les autres, fantasmées passées et futures, celle de mes mères et de mes grands-mères, celle de mes petites soeurs, celle de mes amies.
Et je me demande : que faire de nos idoles quand elles sont « moralement pathétiques » comme le chantait Daniel Balavoine ? Que faire de nos chansons de jeunesse ? Celles qui nous ont construites, sur lesquelles on a dansé, rêvé, pleuré, chanté des karaokés ? Que faire de l’ambiguïté de leurs paroles.
Car je le sais bien maintenant, grâce à mes amies féministes, quand il y a doute gênant sur l’ambiguïté, en fait il n’y a pas d’ambiguïté, il y a abus. C’est tout.
Je suis coincée.
Alors je vais en faire un spectacle. Accompagnée de Dom et Gaby, de Jeanne et Barbara, et de leurs ambivalences, leurs logorrhées, leurs doutes.
Privés de feuilles raconte ça, cette ambiguïté-là, ces malaises-là.
Cette impasse.
Qui n’en est pas du tout une, si on prend la peine de l’écouter. Qui est en fait ouverte et immense comme une forêt couverte de feuilles flamboyantes et puissantes.